Que n’avais-je 28 ans en 1996?

Extrait du magazine 20 Ans, en janvier 1994.
Cité dans: Marie Barbier, 20 Ans. Je hais les jeunes filles, Paris, Editions Rue Fromentin, 2011, p. 45-51

Enfer de la quête éternelle. Idéalisme bidon: “Un jour mon prince viendra.” Dépenses culturelles raisonnables (collection Harlequin, cinéma mièvre, magazines féminins). Léger affaiblissement chronique dû aux sorties du vendredi soir et aux plaisirs solitaires qui en découlent.

Enfer de l’illusion. Fixette: “j’ai rencontré l’homme de ma vie.” Dépenses beauté/mode modérées. Carte Bleue, restaurant deux couverts. Sida?

Enfer du doute. Angoisse: “Est-ce vraiment lui?” Gros frais téléphoniques. Insomnies, désagréments psychosomatiques: eczéma, impétigo, psoriasis.

Enfer de la désillusion. Cynisme: “Tous des PD.” Problèmes de Carte Bleue. Test HIV. Alcoolisme.

Enfer de la solitude retrouvée. Egocentrisme, épicurisme bidon. “Je prends ma vie en main, je prends mon corps en main (footing, piscine, esthéticienne).” Rétablissement financier consécutif à trois mois zen. Préparation du permis moto et autres plaisirs solo. Risque de fibrome (la maladie des bonnes soeurs).

Enfer du marché commun. Enthousiasme futile: “Je paye la caution, tu t’occupes de l’électroménager.” Premiers signes d’avarice. Compte commun. Certificat de concubinage. Darty. Accident de bricolage.

Enfer de la tendresse. Régression: “Mon doudou.” Achats câlins stupides. Matières molles (sweat-shirt, set de table, nouvelle couette). Noël. Sapin. Libido zéro. Obésité. Somnolence.

Enfer de la bouderie. Petites brouilles nulles: “Pourquoi tu fais la tête? -Je fais pas la tête. -Tu t’ennuies?” Migraine, vésicule biliaire.

Enfer des réconciliations sans sexe. “Je ne fais plus la tête. -Ah bon.” Pour sceller la fin de l’embrouille, achat d’un truc moche et cher (canapé en vache). Crédit sur trois ans. Honte secrète, désarroi larvé. Insomnies.

Enfer de la remise en question. Réaffirmation de soi, orgueil mal placé: “Suis-je faite pour une vie aussi bourgeoise?” Rancoeur. Achats “durs” contre l’autre: Rimbaud dans La Pléiade (il n’aime que la BD). Ciné solo. Constipation.

Enfer de l’inquiétude sans objet. Culpabilité: “Il ne m’aime plus autant qu’avant.” Masochisme. Cadeaux ratés. Blocage sexuel.

Enfer du laisser-aller. Lui: tout nu sous un T-Shirt Snoopy ras des fesses. Elle: grosses chaussettes, lunettes. Nagui à la télé. Echanges réduits, grossièretés, paroles inaudibles (“T’as fini?”, “Quoi?”, “J’m’en branle”, “Mouais”, “Bof”…)

Enfer de la fausse souffrance. Désespoir. “Sans lui, la vie ne vaut pas d’être vécue, et en plus , j’ai un découvert à la banque et un panaris.” Position foetale. Sanglots. Téléphone. Menace de suicide. M6 jusqu’à 4heures du matin. Sommeil profond.

Enfer du dénigrement de soi. Lucidité implacable: “Je suis vieille, moche et conne, c’est pour ça qu’il m’a quittée.” Nez rouge. Psoriasis. Rhume. Mauvaise haleine. Masturbation. Peine à jouir. Dimanche Martin.

Enfer du départ. Anticipation des regrets à venir. Culpabilité. Gentillesse trompeuse pour la victime. Pornographie. Retour de flamme. Perversité.

Enfer de la cicatrisation et du retour à la vie normale. Vision fugitive du vrai désespoir: “Ma vie est un film médiocre, Gilbert et moi, ce n’était pas vraiment Roméo et Juliette.” Détachement. Déménagement. Premières vacances solo. Premières vraies rides. Premiers cheveux blancs. Retour à la case départ.

Ça aurait voulu dire aussi que j’aurais eu 18 ans en 1986, pile quand il fallait pour tu-sais-quoi. Aujourd’hui, en fait de caustique au vitriol, pour décortiquer les relations humaines, alors que même Lauren Conrad a quitté ce marché, il nous reste les psycho-tests de Cosmo-Girl, la discographie de Taylor Swift (thank gawd for her, en vrai), et l’olibrius qui commet les scenarii de Gossip Girl. A mon avis, il y avait moins de drama-queens en 1994.

Then again, ça voudrait dire que j’aurais 43 ans aujourd’hui, un refus radical du color-block (ça me rappelle trop ma jeunesse, hé ho, on n’est plus dans les années 80), “pompette” après 2 verres de Chiroubles (c’est déjà le cas)(parfois) et légalement plus autorisée à me vernir les ongles en vert pomme pas mûre, à une époque où celui-ci s’appelle “Luxurious Jade” et non plus “Ibiza Néon”. Peut-être même que mes étudiants m’appelleraient Madame, et qu’à la reprographie, on me donnerait mes tirages de brochures sans me demander ma carte pro.

Chaque chose à sa place, finalement.

3 thoughts on “Que n’avais-je 28 ans en 1996?

  1. Pingback: Et aussi « Shane's Blog

  2. ahhh, Je remplace M6 jusqu’à 4heures du matin par “blogs jusqu’à ce que mes lentilles tombent toutes seules de mes yeux” et j’aurais atteint “l’enfer de la fausse souffrance”. La question étant : plusieurs enfers peuvent-ils se combiner ? je crois bien que oui. Ton post renforce mon idée d’acheter (absolument) ce livre.
    si tu as des nouvelles de Pizza pute (cf. twitter) je suis toute ouïe, depuis quelques semaines, elle était devenue mon rayon de soleil bloguesque.
    bon courage pour Amsterdam !

    • En fait, ce que j’aime bien dans cet article, c’est que le ton cynique crée en fait un truc plutôt positif. Tout est un enfer, donc rien ne l’est, d’une certaine manière, et ça fait salement relativiser. Mais surtout, l’écriture est hallucinante, c’est hilarant et impertinent, on verrait plus d’articles comme ça de nos jours et c’est vraiment dommage (sauf sur les blogs, en effet). J’aurais aimé avoir la maturité pour lire ces articles au moment de leur sortie, et les trouver jouissifs comme c’est le cas maintenant, mais sans la nostalgie un peu “vieille conne-c’était-mieux-avant”…
      Pour Pizza Pute, apparemment, elle aurait fermé son blog parce que tous ses amis irl l’ont trouvé, via une pote indiscrète. Sad news is sad.

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