Mon grand-père maternel a toujours été un peu avare de ses souvenirs de jeunesse. Il avait grandi dans un village du Berry, étouffé par les souvenirs d’anciens poilus, en bon enfant de l’après-Grande Guerre qu’il était. Aussi, quand la Guerre s’est finie, la deuxième, il s’était toujours dit que jamais il ne ferait subir à la population mondiale ses souvenirs à lui. On s’est toujours contentés de ma grand-mère pour ça, la section souvenirs lui revient. C’est elle qui nous racontait la ligne de démarcation, les FFI, le débarquement de Provence (ils avaient déménagé à Salon). Il faut attendre les moments choisis pour que la langue du grand-père se délie, et qu’il commence à raconter. Vous voyez certainement de quels moments je parle, ces moments de recueillement familial, ceux où “les autres” son partis à la cuisine découper le gigot, ou encore ceux où on se retrouve en tête à tête assis sur une jetée en regardant nos genoux, en ne sachant plus trop que se dire; ces moments qui paraissent si calmes, enfin propices à dire ce qu’il faut transmettre (l’histoire orale, vous savez); on se sent alors investi d’un pouvoir sacré, celui d’être dépositaire de l’héritage familial.
De la même manière, mon père a toujours été très secret sur son “Algérie 58-62”; j’ai su deux-trois choses un peu plus précises après son accident. Évidemment, la peur de l’oubli avait emboîté le pas sur celle de mourir – lui a peut-être aussi rappelé ses premières peurs de mourir tout simplement, je peux pas savoir, j’ai pas grandi dans un pays en guerre. Je pourrais vous raconter tout ça par le menu, mais on tomberait dans l’intime, et ce n’est pas vraiment l’objet de cette page – comme je le disais, ces moments intimes ne se vivent qu’à deux.
Un détail m’amusera pourtant toujours dans ces moments, c’est l’émergence de ce point de rupture, où ce que Stéphane Bern appelle “la Grande Histoire” s’immisce dans le récit de famille. Un peu comme pour en valider la véracité pour des vétérans qui craignent que leur progéniture ne comprenne rien à l’époque révolue. C’est ainsi que depuis récemment, mon grand-père (qui a maintenant 92 ans, on peut donc lui pardonner) a porté De Gaulle à bout de bras au Bourget en Août 44 (selon une anecdote qui voudrait qu’il n’ait pas eu de marchepied pour descendre de son avion, pour tout vous dire) (okay mais je vois mal dans quelle dimension parallèle le Général aurait laissé un sous-officier se permettre ce genre de privauté); quant à mon père, il m’avait annoncé la caserne dans laquelle sa mère et lui étaient allés prendre des nouvelles de mon oncle incarcéré par l’armée française, quand soudain, celle-ci devint en fait la caserne où Jean-Marie LP himself officiait (avec les pratiques dont on l’a crédité). Ces incursions de “time-dropping” (© Kamui) ont évidemment à voir avec un double rapport au passé: celui où, après en avoir été acteur, on en devient spectateur, à mesure qu’on découvre ce qui passe à la postérité, et en l’aplatissant sur son expérience propre, non sans être sans doute influencé par une perception quasi-cinématographique de ce passé. Ce n’est pas vraiment de la malhonnêteté intellectuelle, à vrai dire. L’âge aidant, on arrive à s’autoconvaincre de ces détails modifiés “for entertainment purpose only“.
Forcément, quand on est l’oreille patiente de ces confessions et qu’on a passé plus de temps qu’il n’est raisonnable devant des mauvaises fictions télévisuelles (= moi, en l’occurrence), on recrée mentalement son histoire familiale comme celle d’une série de l’été. Puisque la cinématographie bon marché s’est immiscée contre notre gré, autant s’en donner à cœur joie. Maintenant, ce que j’aimerai savoir, pour l’épisode sixties de ma saga familiale, c’est si d’ici quelques années, la mémoire aura encore un peu travaillé pour faire en sorte que mon père, qui était à Paris en mai 68, ait joué à la belote avec Daniel Cohn-Bendit. Je me demande surtout quelles icônes de mon temps et quels lieux de mémoire je m’imaginerai avoir fréquenté, quand je serai bien vieille, au soir à la chandelle, et que je raconterai plein d’histoires rigolotes à mes arrière-petits-enfants.
J’espère au moins que ce passé récréé incluera une nuit de folie avec Fabrizio Moretti à partir de mes souvenirs brooklynites (et qu’elle aura été bien, tant qu’à faire, que je sois une vieille dame heureuse).
Moi un jour j’aimerais pouvoir dire à mes enfants ” ALors ouai tu vois Virgo elle avait écrit un article pas génial une fois” mais soyons réaliste, j’ai plus de chance de coucher avec Fabrizio Moretti ;) ( Et je préférerais aussi )
I agree !
Aaww c’est gentil tout plein, ça :)
Je me souviens le jour où ma grand-mère maternelle m’a raconté “ah ben oui, pendant l’occupation on a quitté la ville pour se réfugier à la campagne, à Uccle” (il faut s’avoir qu’aujourd’hui Uccle fait partie de la ville de Bruxelles).
Et dans ces cas-là, que croire? Croît urbain galopant? Mémoire qui flanche? “Bruxellisme” de ton aïeule (le pendant belge du parisianisme, hein)? C’est toute la magie du truc qui t’enseigne le “doute raisonnable”. Je trouve ça fascinant, quelque part…
Croît urbain galopant dans le cas d’Uccle.
Uccle, pendant la WWII, était un très grand village. Je le sais grâce aux archives d’un hôpital psychiatrique transféré à Uccle au même moment!
Et les archives ne mentent jamais… (Hum!) tout comme les grands-parents!
Ah mais les grands parents ne mentent jamais! C’est juste leur mémoire qui flanche parfois… Merci pour l’info, en tous cas!
N’empêche, pour revenir à ton article, j’aimerais bien, moi, que la langue de mon grand-père se délie un jour. Il a fui la Hongrie à 18 ans, traversé le rideau de fer en rampant sous les barbelés dans les champs avec un ami à lui, pour arriver à Vienne je ne sais comment, s’embarquer dans un avion américain et atterrir à Bruxelles. Tout ça, je le sais grâce à son gendre un peu fan-dingo de l’histoire de notre famille, et quelques bribes de mon père. Ironically, mon grand-père est sociologue et écrit des livres sur les valeurs européennes mais répond du bout des lèvres si on ose le questionner sur son adolescence. C’est extrêmement frustrant (à son âge, on n’a pas envie de l’ébranler non plus.)
Ton faiseur de boh bun prefere de Brooklyn joue au foot avec the strokes (incl F. Moretti). en qqs decennies ca peut devenir ta legende “je jouais au foot avec the strokes – contre phoenix – sur les terrains de chinatown apres voir mange un pho dans un viet de brooklyn” – histoire tordue mais marrante.
HA j’achète, ce scénario me convient parfaitement! Sauf que, si tu me le permets, je rétablirai la vérité: il s’agit de banh-mi, pas de bo-bun ;)
I stand corrected
séquence émotion et patience à écouter nos vieux. fins de repas avinés… écouter 50 fois la même anecdote dans l’attente de l’inédit et juste constater une variante délirante qui te fait opter pour l’hypothèse de la fictionnalisation ego-trip …suspicion réflexe d’historienne… démarche d’appropriation de la Grande Histoire ou juste mémoire qui revient? mais c’est vrai que tout de meme: porter De Gaulle à bout de bras cest du lourd: il n’aurait pas la folie des grandeurs ton papi??
chez moi, aucune anecdote glorieuse, on fait dans la veine comique (et dans le vol de bouffe de toutes sortes dans les champs et fermes) . mon grand-oncle était au STO pour faire de faux terrains d’aviation (!!) et la nuit mon grand pere ado et sa bande de freres revenaient planter les arbres déracinés pendant la journée… le travail n’en était que plus facile le lendemain…
Ecoute, une infime partie de moi espère que je suis sévère avec lui. Porter Gaulle pourrait fonctionner dans plusieurs mesures: il parle du Bourget, et mon papy était pilote (enfin élève pilote à l’époque), et y a tout ce truc de la cohue, pas de marchepied, tout ça. Et il a un gabarit à pouvoir le porter (enfin avait): grande bringue assez baraque. Mais… jamais entendu avant, et le reste est plus low-key (mais tellement plus badass de mon point de vue, eheh). Un peu dans la veine des arbres replantés, finalement!!
Mon grand-père a la maladie d’A. et je suis fille d’une Pied Noir, & ton billet m’a touchée tout simplement.
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