C’est quand-même dingue, l’importance que revêt l’écriture dans la vie d’une personne. Et je dis pas ça dans un sens “auteur-incompris-poètesse-aux-tréfonds-de-son-âme”. Je parle littéralement de l’écriture. Ca m’a frappée comme une évidence en reprenant mes agendas de lycée, chose que j’ai entrepris de chroniquer ici sans y donner suite pendant trop de semaines. La suite de l’histoire est la suivante : si la trinité “choix de l’agenda/hunk Hall of Fame/mots de copines” définit l’être au monde d’une collégienne, il semblerait qu’il faille ajouter un certain nombre de patronages culturels à mesure que les années passent. Vous savez, le vieux poncif “dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es”.
Démonstration par l’exemple.
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En 1997, quelques jours à peine après les funérailles de Lady Diana, j’entrai en seconde.
En ouvrant cet agenda me sont tombés dans les mains deux trucs : une miniature de l’affiche de Romeo + Juliet de Baz Luhrman découpée dans Premiere (c’était donc ça, que j’avais décollé de mon agenda de troisième !) et la liste des coordonnées des 35 élèves de la classe, avec en option le numéro du garçon dont j’étais secrètement amoureuse entouré au feutre rouge (un amour jamais avoué, jamais assouvi) (si seulement je pouvais remonter le temps et dire à mon moi de 15 ans que ce gus vote Bayrou, ça m’épargnerait une cristallisation un peu tenace) (mais ça me priverait du sourire ému qui me barre le visage au moment où j’écris ces lignes).
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Y en a qui ont fait leur crise d’adolescence en empilant les pièces de 20 centimes pour s’acheter des Royale menthol, y en a qui ont perdu leur virginité à 14 ans et demi avec un lycéen de 16 ans pendant une classe de neige. Quant à moi, ma crise d’adolescence et ma prise de position dans le monde, je l’ai faite… en changeant d’écriture. Ça a l’air con, dit comme ça (c’est un peu parce que ça l’est), mais le jour où j’ai troqué l’encre bleu effaçable pour une encre bleu-gris waterman, y associant une nouvelle graphie et un être au monde que j’imaginais, en conséquence, totalement indie-cool, c’était comme si j’avais décidé qui je voulais être dans la vie (namely : une nana qui écrirait en encre bleu-gris, oui bah).
Beaucoup de choses allaient avec ça, rendez-vous compte !
☛ Faire le choix du bleu-gris, c’était faire le choix de ne plus avoir droit à l’erreur, ni à l’hésitation : l’encre n’était pas effaçable, je renonçais à l’un des attributs-clés d’une trousse de môme, précisément parce que c’était “pour les enfants”. C’était choisir la confiance en soi, décider que je ne ferais rien de bon dans ma vie si je continuais à écrire comme je le faisais. Imaginez ce qui s’ouvrait à moi, en termes d’affirmation de ma personnalité !
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☛ Il fallait par conséquent aller jusqu’au bout dans la radicalité de ce choix : petit à petit, les rondeurs minaudes des écritures du collège se muaient en quelque chose que j’avais objectivé comme très différent et surtout beaucoup plus adulte, j’essayais de faire des déliés que je voulais super artistiques, et surtout, je me servais de cette nouvelle écriture pour laisser parler mon âme via mes maîtres littéraires (rien que ça). Eh oui, j’avais vu ma copine Alice (la nana arty de la classe)(elle est devenue monteur ciné aujourd’hui) calligraphier dans son agenda ses poèmes préférés, et je tenais à partager au monde mes morceaux choisis de Shakespeare (ceux qui avaient été adaptés au cinéma, quoi)
Avant, j’étais cette nana qui recopiait du Elton John dans son agenda (mais ça c’était avant)(et puis j’ai une excuse, merde : c’était l’année de la mort de Diana, on peut me comprendre) :
Ca allait de pair avec le fait d’avoir profané mon agenda de troisième pour émailler celui-ci du fripon minois de Leonardo, des témoignages amis venant confirmer à quel point cette obsession était répandue aux alentours de 1997 (et la sortie de Titanic au cours de l’année n’a, évidemment, rien arrangé). Le hunk hall of fame était donc toujours bien présent, assorti des mots de copinettes et des gloussements qui les accompagnaient.
Et je continuais d’être ce genre d’individu qui tenait ses courbes de notes (bon sang, j’espérais que ça aurait cessé) et qui observait d’autres rituels ringards et inexplicables (par exemple, dans un sens poignant du deuil, j’avais légué deux pages de mon agenda à la sœur de mon père et au chien de mes grands parents, décédés cette année – les 30 et 31 janvier)(mais depuis que j’ai lu The Perks of Being A Wallflower, je le vis mieux).
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Ensuite, après mon entrée dans la Waterman bleu-gris connection, je suis devenue cette personne éclairée, profonde-tavu, capable de jongler de Ronsart à Shakespeare, de mobiliser la culture du cool made in Trainspotting. Que voulez-vous, la calligraphie doit appeler nécessairement la littérature, j’en sais rien, moi.
C’était une question de cohérence, après tout : j’avais acheté un agenda des Cahiers du Cinéma (y avait une photo de Pulp Fiction sur la couv’), je décidai désormais de devenir une intello-cinéphile pointue (toujours grâce au bleu-gris). Dans un lycée élitiste bourge, succès garanti, non ? Je soulignais dans l’agenda les films que j’avais vus, je clamais partout que Scorsese était mon idole (c’est devenu vrai quelques mois plus tard, quand un copain de classe m’a prêté sa VHS de Taxi Driver), j’en rajoutais en découpant des photos du couple Montand/Signoret dans le Nouvel Obs de mon papa et je copinais avec la nana arty sympa de la classe.
Par ailleurs, parce que l’amour des mots et des belles lettres ne passera pas par la discrimination de style, Louise Attaque et Passi.
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☛ Avoir une nouvelle écriture m’ouvrait les portes des groupes de musique cool de saltimbanque (= Louise Attaque-Tryo-Sinsemilia, muihihi) ! de la rébellion ! (= tenir des propos blasphématoires devant les catho intégristes de ma classe)(je voulais me convertir au bouddhisme à l’époque, comme tout ceux qui avaient vu Sept Ans au Tibet et Kundun, et j’avais écrit une maxime du Bouddha à l’encre gel argentée en première page de mon agenda) Je pouvais être copine avec les (deux) redoublants (ils avaient pas eu les félicitations l’année précédente, c’est pour ça), affecter la rébellion en citant Mark Renton dans le texte ! (Choose Life. Choose a Job. Choose a Career… Dude ! c’était le moment de mon voyage de classe en Ecosse – et de ma toute première mine – comment ne pas ?) Les invitations aux boum ! les amis par paquets de douze ! les petits copains ! Le monde pouvait désormais s’offrir à moi ! Mon passe-droit auprès des chagasses de la classe ? Un frère plus vieux de cinq ans.
D’ailleurs, un clown qui fume un joint :
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Et puis avec Alice, on avait comme ça, après cet épisode de Friends où Ross et Rachel font leur bucket-list, fait la nôtre (vous vous souvenez, dans Clueless, quand Cher Horowitz dit ‘he’s such a Baldwin’ ? ben voilà.) et moi, je cessais enfin de fantasmer que ces beaux garçons seraient mes meilleurs copains pour la vie.
Tout-ça-grâce-à-une-fichue-cartouche-d’encre.
Bon, mais si changer d’encre était le genre de makeover qui suffisait vraiment à faire le job, ça se saurait. En termes de crise d’adolescence, faut reconnaître que c’était à mon image : trop timide. Je n’ai donc pas plus pécho cette année-là que les précédentes, pas que je sois plus moche que la moyenne (ni plus jolie, hein, mais c’est rarement la question à l’adolescence)(et puis au moins, je faisais pas d’acné), mais, encre bleu-gris ou pas, je restais sévèrement lopette quand il était question d’hormones, donc bon.
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Quoi qu’il en soit, parcourir cet agenda de seconde est tellement captain obvious du conflit d’identité par moments que je me demande comment je suis passée à côté de ça. Moi qui ai passé ma vie à dire que je n’avais jamais fait de crise d’adolescence, je me rends compte seulement maintenant que, même celle-ci était trop imperceptible pour être remarquée, elle a bien eu son champ de bataille (mon cahier de textes). Il me fallait bien la fin du monde pour voir ça, dites.