L’être-étant de salope et le respect de soi.
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Bon sang, ma haine du terme “bitch” croît un peu plus chaque jour.

au passage, il faudrait que les Américains se décident à dépasser ce stade anal de l’Eurodance, ça devient embarrassant
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A une époque, je trouvais pourtant marrant ce recours au champ lexical de “la salope et la putain” repris par les femmes pour se désigner, notamment dans la pop culture. Car, et c’est évident : y a-t-il quoi que ce soit de plus réjouissant que la réappropriation d’un terme dérogatoire par le groupe opprimé, pour en faire un objet de fierté ?
Au départ, le recours au terme “bitch‘ avait tout du terme misogyne, repris notamment dans les contre-cultures s’opposant aux bons sentiments. Bitch, en anglais, c’est littéralement la femelle du chien. En culture populaire, et notamment dans les mouvements musicaux des 40 dernières années, ça a donné une chiée de morceaux rock ou hip-hop bâtis sur le rejet d’une tyrannie d’une bitch. J’ai fait un sondage, l’autre jour, sur Twitter, et c’était patent. Une anthologie des meilleures chansons avec “bitch” dans le titre, sans ordre ou volonté de classification particulière :
☛ The Bitch Is Back (Elton John), Bitch (The Rolling Stones), Back off Bitch (Guns’N Roses), Queen Bitch (David Bowie), Ain’t my bitch (Metallica), Smack My Bitch Up (The Prodigy), Bitches Ain’t Shit (Dr. Dre), Bitch Please (Eminem), 99 Problems (but a Bitch Ain’t One) (Jay-Z), Perfect Bitch (Kanye West) et encore plus récemment, That’s My Bitch (Jay-Z & Kanye West).
Ergo : on se fiche des conventions & on est un mauvais garçon, on traîne dans les milieux louches tavu.
La bitch, c’est, au choix, la connasse qui mène la vie dure aux hommes (on est pas si loin de la high maintenance girl de Billy Crystal dans Quand Harry Rencontre Sally, en quelque sorte) (à ceci près que ce qu’une femme, Nora Ephron, qualifie de “high maintenance”, est qualifié de pure saloperie par sa contrepartie masculine), ou la fille facile pour laquelle aucun respect n’est dû (c’est-à-dire ni ta maman ni ta petite sœur).
C’était donc un moyen de mobiliser de la misogynie à peu de frais pour bâtir un édifice rebelle, à rebours des conventions et des bons sentiments, un moyen d’être cool. Et, au risque de me répéter, il est tout aussi évident que quand une insulte est reprise comme étendard de fierté par le groupe discriminé, on lève le poing au moins aussi haut qu’Amel Bent. C’est sans doute pour ça qu’on a d’ailleurs pardonné à Meredith Brooks un morceau certes sympathique mais franchement facile.
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Facilité du hit à peu de frais, certes, mais d’une part, c’était la partie émergée, FM-friendly de l’iceberg punk (coucou Bikini Kill) ou hip hop (coucou Lil’Kim). D’autre part, se déclarer salope, c’était s’émanciper du carcan misogyne de ce qu’une femme devrait être, à savoir une princesse, une mère, une sainte (dans l’ordre et ce, happily ever after).
Quand on y réfléchit, d’ailleurs, les années 2000 étaient, en termes de pop culture, la décennie de la salope, celle où on n’a, a priori, plus peur des injures misogynes, où celles-ci sont récupérées en étendard par la pop culture féminine en symbole d’affirmation fort. On aurait presque pu y voir un avatar du troisième féminisme, dans une démarche de refus de l’enfermement dans une féminité éthérée qui semblait perdurer par-delà tous les mouvements les plus émancipatoires. Je pense notamment à Britney Spears et à la façon dont elle est passée de la néo-princesse conservatrice, fiancée vierge de l’Amérique à, après son burnout légendaire, “Britney-bitch“. Et d’ailleurs, même si je l’ai déjà dit il y a quelques années, je le redis : vous devriez vraiment lire Girl Power de Marisa Meltzer.
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Las, y a-t-il quoi que ce soit de plus déprimant qu’un terme subversif lissé, dompté, et recraché autant que faire se peut, au point de le vider de la charge qui en avait fait sa force au départ ?
De Britney-bitch, dans son liner iconique ouvrant Gimme More en 2006, à la “free bitch” de Lady Gaga (Bad Romance), relayée à son tour par ces groupes féminins schlingant la bourgeoisie friquée et les soirées lycéennes parisiennes, qui des Plasticines (b.i.t.c.h.) ou plus récemment, de Icona Pop (“I’m a 90’s bitch” dans I Love It), toute la pop culture semble envahie par une armée de salopes auto-proclamées. Désormais, même les shows télévisés les plus lénifiants ont leur resident bitch, impliquant au passage qu’il s’agira du “personnage féminin intéressant-car-edgy” (jurisprudence Amanda Woodward, bien entendu). C’est parfois loin d’être le cas, malheureusement.
Le b-word est devenu si courant qu’une Américaine en soirée en gratifiera ses copines préférées et d’ailleurs, on ne saurait trop remercier Lena Dunham de ne pas s’être engouffrée dans cette brêche en intitulant son show Bitches (en même temps, HBO ou pas, ça aurait posé problème). Plus les années passent, plus il s’avère que le martèlement systématique de l’insulte ne fait que la banaliser, effaçant en chemin l’empowerment que la démarche initiale de réappropriation avait pu accompagner. La charge subversive de l’emploi du terme a disparu, c’est devenu bourgeois, conventionnel, vide de sens. Pourtant, ça reste (quand-même) une insulte.
Et le jour où il devient presque plus facile de s’auto-qualifier de salope que de femme, comme si ce terme était devenu neutre, tu comprends que la condition féminine est *vraiment* dans une sale situation. Alors j’ai mal.