A la fin de l’hiver ou vers le début du printemps 1996, j’étais en quatrième, ma chambre était tapissée d’affiches de mes films préférés et de pubs cool pour les marques de l’époque.
Rétrospectivement, c’est assez amusant, parce que mes murs ressemblaient à s’y méprendre à une boutique dans le vent du centre commercial voisin, avec ses affiches Schott et Levi’s, son poster Calvin Klein (avec Kate Moss et des transgender, c’pour ça, c’était ma façon à moi d’être emo), prises en sandwich entre Johnny Depp, James Dean et Dirty Dancing. Pourtant, j’avais rien de tout ça. Alors que tous les copains et copines avaient des Doc Martens aux pieds, ma mère me refusait avec une persistance assez affirmée la possibilité de me fondre dans la masse du cool de l’époque (au nom, je crois, du bon goût). Alors mes cannes de serin (la belle époque) étaient perchées sur des chaussures Orcade, pendant que tout le monde exprimait sa part d’individualité en choisissant la couleur du cuir de la paire de Docs, mais faisait partie du mouvement. Même mon frère, à son époque, avait eu droit aux Reebok pumps à une plaque, mais ma mère trouvait que les docs, c’était pas féminin. Go figure, quand en janvier 96, je lui ai dit “je veux des Caterpillar”, elle m’a dit “pourquoi pas” (souvent femme varie, etc.). Le vent commençait à tourner, et Caterpillar et Timberland se faisaient progressivement une place au soleil. Toujours est-il qu’en haut de mes résolutions de cette année-là, il y avait celle d’économiser méticuleusement les pièces de 20 francs que mon père me donnait toutes les deux semaines en guise d’argent de poche. J’avais établi un plan machiavélique assez bien ficelé à l’issue duquel j’aurais les 700 francs nécessaires à l’acquisition de ce sésame à la conformité nécessaire au bien-être collégien. En gros, j’avais prévu que vers octobre, j’aurais de quoi casser la tirelire et repartir du centre commercial avec des écrase-merde aux pieds.
J’étais ravie et déterminée comme rarement à cette époque.
J’avais expliqué ce nouveau projet de vie à ma grand-mère, lors de la semaine de vacances que je passais chez elle, cette année-là, à lire Dracula de Bram Stoker pour le cours de français (soit une ultime tentative désespérée de ma prof de Français de nous faire lire des romans). Tout allait pour le mieux quand, nous promenant rue aux Sieurs, je vis dans une vitrine la paire de groles, que je lui montrai, et qu’elle partit dans un grand rire assez communicatif. C’était si drôle, visiblement, que le soir-même, elle en pleurait de rire en expliquant à mon grand-père que leur petite fille de 37-kg-toute-mouillée voulait se pavaner avec des chaussures d’ouvrier de chantier. Ni une, ni deux, mon grand-père prit son air le plus sévère, celui des grands jours, qui faisait qu’au fond, j’avais toujours eu un peu peur de lui. Avec sa grosse voix, il me dit de le suivre dans son bureau et m’ordonna de tendre la main et de pas moufter. Mi-circonspecte mi-morte de trouille, je m’exécutai quand je le vis sortir sa cagnotte et m’aligner sept billets de 100 balles dans la main, les comptant bien fort. “T’as intérêt à les acheter demain et à les porter, sinon, ça va barder” (le bougre se marrait intérieurement à me présenter comme une punition ce que je considérais alors comme mon rêve le plus cher).
La rentrée qui a suivi, j’arborai fièrement mes “Cat”, un peu trop grandes en pointure, très disproportionnées en volume. En fait, j’avais un peu les pieds de Mickey, si vous voulez ; un Mickey sapé en Levi’s 534 et pull camionneur Derrick, soit. Mais en arrivant en cours, ce jour-là, j’étais la seule avec la it-girl du collège et les crâmés fumeurs de beuh, à en avoir aux pieds. Bien sûr, j’avais pas autant d’aisance, mais c’était le début, je commençais grave à prendre la confiance. Tu le crois, ça, que la première fois où je devenais un peu cool dans ce panier de crabes, c’était grâce à un vieux grincheux qui trouvait que la nouvelle génération était décidément incompréhensible ? Il pensait réussir le double coup de me faire plaisir en me semi-punissant pour mon mauvais goût. Mais à vrai dire, ça ne s’est pas passé comme ça, ha !
Par la suite, j’ai rarement autant porté une paire de chaussures, je les entretenais religieusement, je les graissais, les faisais reluire, j’avais réparé tant bien que mal les trous à la semelle à coups de chatterton noir. Bref, j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux. J’adorais ces chaussures, finalement moins pour le cool dont elles étaient, initialement, pourvoyeuses, que parce que c’était le cadeau de mon grand-père. Un cadeau spontané en forme de pied de nez, de la part de d’un vieux monsieur qui n’en faisait usuellement jamais (Noël et les anniversaires des mômes, c’était, comme les autres tâches ménagères, le domaine de son épouse). C’est grâce à ce geste que j’ai compris un peu mieux qui il était, à savoir pas ce croquemitaine sanguin et butor qui nous menaçait de fessée dès qu’on parlait trop fort (bien entendu, il n’a jamais levé la main sur nous, le pouvoir de suggestion de la grosse voix, bon sang). C’est grâce à ce geste que j’ai pigé que, derrière ces faux-semblants se cachait un homme d’une sensibilité, d’un humour et d’une subtilité dont peu ont voulu le créditer. Il pensait m’offrir des chaussures moches, j’y ai gagné un grand-père en or. C’était une énorme blague pour lui et le plus chouette cadeau qu’on m’ait jamais fait.
Alors quand il a tiré sa révérence, cette nuit sur les coups de 2-3 heures du matin, épuisé d’avoir vécu si longtemps, j’espère que vous comprendrez l’envie soudaine de remettre ces chaussures défoncées, rafistolées au scotch et enterrées quelque part dans la cave de ma mère. Je pensais pas qu’il allait me manquer à ce point, le vieux grigou. <3