La faute à Rousseau.

“Vous mesurez pas votre chance, j’ai grandi dans le ruisseau, moi !”

Sentence paternelle invariable, assenée avec un rictus imperceptible pendant ces (trop) rares moments où nos réunions familiales de fin d’année n’étaient pas gâchées par des rancœurs étranglées. Ça arrivait une fois par an, on en profitait, et lui aimait donner le bâton pour se faire battre. Pour le plaisir de voir ses deux mômes, adolescents privilégiés mais à qui on la fait pas trop non plus, lever les yeux au ciel.

La gueule du blédard à bidonville: on le savait, nous, que la famille de “là-bas” était pas particulièrement originaire de Bab El Oued et que, bien que Kabyle, il avait grandi dans un quartier français. En témoignait cette photo, épinglée depuis toujours sur le tableau en liège de la cuisine, de mon frère à 8-9 ans devant le Jardin d’Essai, sorte de parc colonial à la française où des alignements de palmiers guident vers un horizon sans nuage. Alors la mythologie de l’orange unique à partager entre sept frères et sœurs un soir de fête n’a jamais été vraiment crédible.

Et puis hier, au détour d’une conversation téléphonique, j’en profitai pour lui demander quel était le quartier où il avait grandi. “C’était à Belcourt.” Belcourt parce que, même plus de 50 ans d’indépendance n’effacent pas totalement les souvenirs d’enfance d’une toponymie tristement franchouillarde. Et dans cette commune de Belcourt, devenue Belouizdad, il y avait… le quartier du Ruisseau.

Bon sang, il mentait pas le bougre ! Il avait bien grandi dans le Ruisseau, et c’était raccord avec la photo du Jardin d’Essai et avec le reste de ses marronniers personnels (“J’ai grandi dans le même quartier que Camus” en tête). Alors c’est vrai, l’oral ne permet pas d’entendre les majuscules, mais il doit bien aider à rire intérieurement. Le Ruisseau aussi a changé de nom depuis, et c’est tant mieux, mais pas dans la mémoire de mon père, surtout pas si ça permet de jouer sur les mots.

La mythologie de l’orange unique à partager entre sept frères et sœurs n’est toujours pas crédible, en revanche, le sens de l’ironie de mon père, ce mec capable de faire une blague dont il ne profitera que 10 à 15 ans plus tard, m’est apparu dans toute sa splendeur.