Souki.

“Vous m’avez vue parler, hier au concert, Madame? J’osais pas trop, j’aime pas parler…” Says who? Une gamine que je sépare de sa voisine à chaque cours, qui l’ouvre quand elle veut, “gaie comme un pinson”, pour reprendre les termes du prof d’Allemand dans La Boum.

“C’est passé vite pour vous la troisième, Madame ? Nan mais parce que nous on trouve ça looooong…” dit-elle en gloussant avec ses copines de gang de radiateur, collées contre la chaleur pour s’échanger des pro-tips de maquillage pendant la récré. “Vous avez dû drôlement aimer ça, le collège, Madame, pour y être revenue. Moi j’aimerais bien faire ça.” Ses copines se foutent ouvertement de sa tentative de lèche si mal branlée. “Nan mais arrêtez, mais c’est vrai, j’aime bien ça : pour distribuer les feuilles, effacer le tableau, tout ça… Et puis crier sur les élèves et m’énerver, ça a l’air trop bien.”

Le boulot vu dans les yeux d’une future Cher Horowitz de banlieue, cœur avec le stylo rouge et sourire amusé.

Y en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler.

Hé M’dame on vous a jamais vue ici ! Vous êtes nouvelle, c’est ça ? C’est la première fois que vous enseignez, non ?

Une gueule d’ange et une diction semi-racaillone, la voix encore pas tout à fait muée, en trois phrases, un avorton de troisième flinguait ma détermination, ma prestance et ma première rentrée dans le secondaire. La remarque peut sembler anodine, et pourtant, dès cet instant, lui, et moi, et tous les autres autour, savions que c’était le début d’un match et que je venais de me prendre un premier uppercut avant même de m’être mise en garde.

Un pré-ado qui prend un malin plaisir à humilier les adultes pour son quatre heures, un charisme à même d’aimanter les 25 autres mômes de sa classe, forcément ce petit con m’a immédiatement évoqué Peter Pan. J’ai juste pas trop aimé devenir un genre de Capitaine Crochet de circonstance.

Ce soir-là, je suis rentrée vidée, consternée et un peu effrayée.

J’ai repensé au demi-milliard de conversations que j’ai eues depuis juin et depuis l’annonce de mon affectation. Entre les collègues qui me regardent avec la pitié lisible dans leurs yeux (« miskine, » ils disent, les jeunes), la famille qui dissimule mal sa déception de me voir échouer en collège, même ma mère et ses désormais 40 ans de carrière dans l’ « Ednat », la condescendance, les propos bienveillants-tout-va-bien-se-passer-t’en-fais-pas serinés à longueur d’été, et moi en face, qui martelais que je m’inquiétais pas du tout et que merde à la fin, arrêtons de voir ça comme un échec, on fait le jeu du système. En repensant à tout ça, je me suis demandé si, effectivement, les alarmistes bienveillants et condescendants n’avaient pas vu plus juste que moi dans ma capacité à gérer l’enseignement à des gosses. Un enseignement qui est plus de l’ordre de l’éducation que de la transmission de savoir.

A la fac, j’avais trouvé ma présence. Ca avait pris 2-3 ans d’ajustement, mais j’avais réussi à trouver un équilibre juste entre la bitchface de circonstance en cas de discipline nécessaire et le ton factuel distant mais précis et informé. Dans mon collège, j’ai même pas eu besoin d’une heure de cours pour comprendre que tout ce que je savais de l’enseignement ne me servirait à rien.

Trois phrases m’ont suffi.

Alors chaque jour venait avec un nouveau défi. Chaque jour, un nouvel élève allait me faire chier de façon différente. Impossible, en partant le matin, de savoir quelle serait la classe ingérable du jour (ma seule certitude étant qu’il y en aurait forcément une). Pour mon anniversaire, les élèves ont été mignons, ils m’ont fait la totale : en troisième, je me suis faite insulter, en quatrième, menacer. Et en cinquième, y en a un qui a profité d’être au fond pour s’astiquer le manche à mon insu. Alors que j’avais compris depuis longtemps que la discipline de la bitchface ne me serait d’aucun secours, je commençais aussi à découvrir les limites de la discipline de sanction. Les mots dans le carnet, les heures de colle, les exclusions, des rapports, des rapports, des rapports. Dis, tu penseras à m’envoyer ton rapport d’incident ? J’avais l’impression (je l’ai toujours) d’être une empotée mal-dégrossie en salle des profs, de devenir cette prof, celle qui est connue pour ne pas savoir tenir une classe. Au milieu de tous les petits cons qui prenaient un malin plaisir à m’emmerder, le roi restait le premier à m’avoir déstabilisée, enfant caché de Satan qui parvenait à faire ressortir le plus navrant de moi. Bordel, ce gosse est tellement diabolique que je me suis retrouvée à faire une bataille de regard avec lui pendant un cours (que j’ai perdue)(une humiliation de plus à mon compteur).

Et puis l’autre jour, le prof de Physique-Chimie m’a dit qu’il trouvait mon Peter Pan/Belzébuth « discret et calme ». Bon sang, mais à cause de lui, même la petite frisée du premier rang, celle qui a jamais ouvert sa gueule depuis la 6e me regarde avec le défi et le mépris dans les yeux (en même temps, c’est le vertige de l’amour, j’ai hésité à lui mettre un mot dans son carnet pour lui dire de se respecter un peu). Il est comme Ferris Bueller, he gives good kids bad ideas, c’est ce qui le rend pire qu’un random cancre. Et moi je deviens pire que le pire des tropes négatifs créés par John Hughes.

Il est misogyne, je me suis dit. Confortable analyse.

J’ai jamais eu de problème avec lui, moi, m’a dit la prof de Français.

Crap.

Le plus étonnant dans tout ça, c’est que c’est fatigant, épuisant, mais pas vraiment décourageant. Alors si chaque jour se présente avec un nouveau défi, chaque jour se termine avec une nouvelle leçon retenue. Si ça a pas marché aujourd’hui, demain on testera autre chose. Eux aussi, d’ailleurs. Comme cette fois où mon Peter Pan satanique s’est mis à participer en essayant d’être le plus agressif possible. Juste pour le plaisir de me prendre en défaut si j’essayais de le sanctionner pour son insolence et de me pousser à bout. Perdu.

Tu poses les bonnes questions, tu sais, c’est vraiment dommage que tu mettes pas les formes.

Sur le moment, j’ai juste eu la satisfaction de penser que j’avais gagné le 2e round.

Et du coup, si je me tiens, si je mets les formes, là, tout bien, et que je participe, j’aurai… j’aurai un mérite ? 

Ptêtre.

C’est pour ça que vous vouliez me parler?

Oui.

Ok.

Alors non seulement, pour la première fois j’ai eu le sentiment de parler le même langage que lui, mais que lui était plus soulagé que moi.  Et quand je l’ai vu partir sans dire au revoir mais en esquissant un rictus, quand j’ai compris que mon némésis était avant tout un gosse ni satanique, ni misogyne, mais qu’il avait furieusement besoin d’attention, de reconnaissance et d’intérêt ; à cet instant précis, la satisfaction a cédé la place à une décharge d’émotion d’environ la taille d’une planète. Il avait encore gagné le round, mais cette fois-ci, c’était chouette.

Ce métier est vraiment pas simple ni très gratifiant, mais il a ses moments.

You can’t be no one else.

L’autre jour, en regardant un re-run des documentaires Arte sur les années 90, j’ai appris que Live Forever d’Oasis était un genre de fuck off subliminal au grunge et aux pulsions suicidaires de Cobain.

Ca m’a rappelé ce calendrier Nirvana que j’avais acheté quand j’avais 13 ans, c’était au magasin de disques principal de Wiesbaden pendant le voyage de classe en Allemagne, les corres’ nous avaient emmenées au centre commercial avant qu’on aille se gaver de glaces dégueu parfumées aux colorants industriels. Le lendemain, on irait visiter Mayence et j’essaierais de faire des selfies ratés parce que j’étais fière d’arborer une parka Naf Naf bleu foncé mais j’osais pas demander aux copines de me prendre en photo. J’y connaissais pas grand-chose à l’époque, mais je me disais que ce calendrier était une manière comme une autre de me faire bien voir – essentiellement de l’ado pénible qui préparait son bac dans la chambre juste à côté de la mienne, à la maison – attitude symptomatique de meuf qui écoutait Ace of Base trois semaines plus tôt. Et puis une photo sur deux exhibant la gueule d’ange de Kurt, envie de mourir ou pas, ça me convenait. Avec le recul, je comprends bien que c’est à cause de ce genre de produit dérivé qu’il s’était défoncé le cerveau à coup de carabine.

En fin d’année, le “I Hate Myself & Want to Die” de décembre arrivait à péremption, alors je l’ai remplacé par un calendrier Oasis acheté au Soho du centre commercial Vélizy II. Je me pensais edgy et puis, pour une fois, j’avais acheté Morning Glory à sa sortie (et volé Definitely Maybe à mon frère l’année d’avant)(tant pis pour lui, c’est lui qui avait commencé) [EDIT de 19h27 : je viens de chercher, il est introuvable, ce salaud m’a re-volé Definitely Maybe !]. Cette fois-ci, il n’était donc pas question de posture. Et puis je commençais à écouter Ouï FM, je trouvais donc tout ça super cohérent avec moi-même et avec le zeitgeist. Je m’suis trouvée, je pensais (nonobstant le Soho de Vélizy II). Aux oubliettes, les soirées de 5ème passées à veiller devant Dance Machine. Bien entendu, la posture n’était pas si loin et reviendrait deux ans plus tard quand, à la faveur d’un Be Here Now foirax, Blur gagnerait la guerre et que je ferais semblant d’avoir été team Damon toute ma vie, même si en vrai, j’ai toujours ce demi-sourire au coin des lèvres quand j’entends Supersonic et Liam restera toujours mon demi-dieu prolo, pour l’amour de mes 13 ans.

Rétrospectivement, faire se succéder un calendrier Nirvana et un calendrier Oasis sur un mur de chambre d’adolescente au papier peint rose rayé est un bijou de sacrilèges successifs. C’est aussi un parfait résumé conjoncturel des années 90.

1995

Buddy Movies

Laissez moi vous donner un conseil : si vous devez choisir de faire une rétrospective d’auteur en plein été, quand vous prévoyez de regarder les films le bidon plein de rosé, la tête assez pleine de l’indolence de vos journées de vacances, Spielberg est votre homme. Tout simplement parce que Spielberg est le Saint-Père des blockbusters estivaux, quand cette notion n’était pas chargée de condescendance cynique.

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J’avais lu que Spielberg a failli refuser de faire les Dents de la mer de peur d’être labélisé “truck & shark director,” j’espère que depuis il s’est rendu compte que c’était la meilleure décision de sa carrière. On a donc enchaîné : Les Dents de la mer, Rencontres du troisième type, 1941, Les Aventuriers de l’Arche perdue, E.T., La Quatrième dimension, Indiana Jones et le Temple Maudit. Spielberg avait peur d’être labélisé truck & shark director en début de carrière, puis en 10 ans, il a accumulé une filmographie incarnée par le plaisir pris à amuser la galerie, les collaborations, les winks, easter eggs, cris Willem, exercices de style. Une filmographie entre potes, avec un acteur fétiche, Richard Dreyfus, les collab’ de copains, Lucas en tête, ou encore Zemeckis et Dante, les petits nouveaux, avec plus ou moins de bonheur (nan parce que son court dans La Quatrième dimension *gêne*).

A force de gros succès, Spielberg s’était fait un nom, ce que les Américains appellent un “household name” une expression que j’aime beaucoup pour ce que son sens désuéto-patriarcal véhicule.  Le “bon père de famille” de sa filmographie (ça tombe bien, le terme est d’actualité), un mâle alpha du ciné.

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Puis hier, on a regardé La Couleur pourpre.

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Adaptation de Pulitzer, révélation de Whoopi Goldberg, production Quincy Jones (qui fait la musique, évidemment), le pathos du Sud afro-américain en étendard. C’est un peu comme si, comme quand, en quittant le collège, tu ranges tes pogs pour te mettre à jouer au tarot dans la salle de permanence du lycée parce que maintenant, on est *grands*, Spielberg avait décidé de laisser de côté sa bande de potes pour se lancer dans des projets “sérieux. “. D’ailleurs, je crois qu’il le dit lui-même : il a accepté de faire le film pour se détacher de cette image d’amuseur pour enfants, dans l’espoir d’être pris au sérieux, La Couleur pourpre ouvrant le bal de son Empire du Soleil, de Schindler, Amistad, Soldat Ryan et autres Munich (affaires à suivre, j’en ai vu 2 sur 5). C’est d’ailleurs le moment où la durée de ses films s’allonge, et plus le film est estampillé “sérieux”, plus il a de chances d’excéder les 2h30 (dommage pour tout ce rosé ingurgité avant d’appuyer sur play).

C’est un pari gagné à l’époque, puisque le film a enchaîné les nominations et autres accolades critiques. Reste que ça m’a fait un effet de pathos-porn prélude à la carrière de Lee Daniels (le gus de Precious et The Butler)(y a même Oprah qui joue dans le film, c’est dire), dans ce que l’Amérique sait faire de mieux pour se laver la conscience après deux siècles d’esclavage et un de plus de ségrégation, et comme c’était un peu encore un coup d’essai dans ce registre, on sent qu’il était pas en pleine possession de ses moyens. Ce qui m’a vraiment agacée, finalement, c’est le postulat interne qui voudrait que les larmes de Celie valent plus que celles d’Elliott en termes de prise au sérieux. Or, si Spielberg filme Whoopi, il ne comprendra jamais les larmes de Celie* comme il a su montrer celles d’Elliott, et je suis contre cette mise dos-à-dos de base du cinéma d’entertainment et du cinéma “”””sérieux””””. J’ai pas été follement emballée par la Couleur pourpre, mais je crois que j’en aime encore moins ce film dans ce qu’il recouvre de déni de gravité ou d’authenticité à ces divertissements géniaux qui ont changé la face du cinéma.

☛ Précédemment dans la “RétroSpielberg” : Amblin, Duel, Sugarland Express et E.T.

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*preuve ultime que Spielberg était pas 100% dans sa zone de confort, son incapacité à gérer la love story de Celie et donc à aller jusqu’au bout de l’empathie que son histoire aurait pu susciter.