Hé M’dame on vous a jamais vue ici ! Vous êtes nouvelle, c’est ça ? C’est la première fois que vous enseignez, non ?
Une gueule d’ange et une diction semi-racaillone, la voix encore pas tout à fait muée, en trois phrases, un avorton de troisième flinguait ma détermination, ma prestance et ma première rentrée dans le secondaire. La remarque peut sembler anodine, et pourtant, dès cet instant, lui, et moi, et tous les autres autour, savions que c’était le début d’un match et que je venais de me prendre un premier uppercut avant même de m’être mise en garde.
Un pré-ado qui prend un malin plaisir à humilier les adultes pour son quatre heures, un charisme à même d’aimanter les 25 autres mômes de sa classe, forcément ce petit con m’a immédiatement évoqué Peter Pan. J’ai juste pas trop aimé devenir un genre de Capitaine Crochet de circonstance.
Ce soir-là, je suis rentrée vidée, consternée et un peu effrayée.
J’ai repensé au demi-milliard de conversations que j’ai eues depuis juin et depuis l’annonce de mon affectation. Entre les collègues qui me regardent avec la pitié lisible dans leurs yeux (« miskine, » ils disent, les jeunes), la famille qui dissimule mal sa déception de me voir échouer en collège, même ma mère et ses désormais 40 ans de carrière dans l’ « Ednat », la condescendance, les propos bienveillants-tout-va-bien-se-passer-t’en-fais-pas serinés à longueur d’été, et moi en face, qui martelais que je m’inquiétais pas du tout et que merde à la fin, arrêtons de voir ça comme un échec, on fait le jeu du système. En repensant à tout ça, je me suis demandé si, effectivement, les alarmistes bienveillants et condescendants n’avaient pas vu plus juste que moi dans ma capacité à gérer l’enseignement à des gosses. Un enseignement qui est plus de l’ordre de l’éducation que de la transmission de savoir.
A la fac, j’avais trouvé ma présence. Ca avait pris 2-3 ans d’ajustement, mais j’avais réussi à trouver un équilibre juste entre la bitchface de circonstance en cas de discipline nécessaire et le ton factuel distant mais précis et informé. Dans mon collège, j’ai même pas eu besoin d’une heure de cours pour comprendre que tout ce que je savais de l’enseignement ne me servirait à rien.
Trois phrases m’ont suffi.
Alors chaque jour venait avec un nouveau défi. Chaque jour, un nouvel élève allait me faire chier de façon différente. Impossible, en partant le matin, de savoir quelle serait la classe ingérable du jour (ma seule certitude étant qu’il y en aurait forcément une). Pour mon anniversaire, les élèves ont été mignons, ils m’ont fait la totale : en troisième, je me suis faite insulter, en quatrième, menacer. Et en cinquième, y en a un qui a profité d’être au fond pour s’astiquer le manche à mon insu. Alors que j’avais compris depuis longtemps que la discipline de la bitchface ne me serait d’aucun secours, je commençais aussi à découvrir les limites de la discipline de sanction. Les mots dans le carnet, les heures de colle, les exclusions, des rapports, des rapports, des rapports. Dis, tu penseras à m’envoyer ton rapport d’incident ? J’avais l’impression (je l’ai toujours) d’être une empotée mal-dégrossie en salle des profs, de devenir cette prof, celle qui est connue pour ne pas savoir tenir une classe. Au milieu de tous les petits cons qui prenaient un malin plaisir à m’emmerder, le roi restait le premier à m’avoir déstabilisée, enfant caché de Satan qui parvenait à faire ressortir le plus navrant de moi. Bordel, ce gosse est tellement diabolique que je me suis retrouvée à faire une bataille de regard avec lui pendant un cours (que j’ai perdue)(une humiliation de plus à mon compteur).
Et puis l’autre jour, le prof de Physique-Chimie m’a dit qu’il trouvait mon Peter Pan/Belzébuth « discret et calme ». Bon sang, mais à cause de lui, même la petite frisée du premier rang, celle qui a jamais ouvert sa gueule depuis la 6e me regarde avec le défi et le mépris dans les yeux (en même temps, c’est le vertige de l’amour, j’ai hésité à lui mettre un mot dans son carnet pour lui dire de se respecter un peu). Il est comme Ferris Bueller, he gives good kids bad ideas, c’est ce qui le rend pire qu’un random cancre. Et moi je deviens pire que le pire des tropes négatifs créés par John Hughes.
Il est misogyne, je me suis dit. Confortable analyse.
J’ai jamais eu de problème avec lui, moi, m’a dit la prof de Français.
Crap.
Le plus étonnant dans tout ça, c’est que c’est fatigant, épuisant, mais pas vraiment décourageant. Alors si chaque jour se présente avec un nouveau défi, chaque jour se termine avec une nouvelle leçon retenue. Si ça a pas marché aujourd’hui, demain on testera autre chose. Eux aussi, d’ailleurs. Comme cette fois où mon Peter Pan satanique s’est mis à participer en essayant d’être le plus agressif possible. Juste pour le plaisir de me prendre en défaut si j’essayais de le sanctionner pour son insolence et de me pousser à bout. Perdu.
Tu poses les bonnes questions, tu sais, c’est vraiment dommage que tu mettes pas les formes.
Sur le moment, j’ai juste eu la satisfaction de penser que j’avais gagné le 2e round.
Et du coup, si je me tiens, si je mets les formes, là, tout bien, et que je participe, j’aurai… j’aurai un mérite ?
Ptêtre.
C’est pour ça que vous vouliez me parler?
Oui.
Ok.
Alors non seulement, pour la première fois j’ai eu le sentiment de parler le même langage que lui, mais que lui était plus soulagé que moi. Et quand je l’ai vu partir sans dire au revoir mais en esquissant un rictus, quand j’ai compris que mon némésis était avant tout un gosse ni satanique, ni misogyne, mais qu’il avait furieusement besoin d’attention, de reconnaissance et d’intérêt ; à cet instant précis, la satisfaction a cédé la place à une décharge d’émotion d’environ la taille d’une planète. Il avait encore gagné le round, mais cette fois-ci, c’était chouette.
Ce métier est vraiment pas simple ni très gratifiant, mais il a ses moments.