Copines moches

C’est fou ce que le passage d’un support écrit à un support cinématographique peut induire de changements dans un genre. En janvier dernier, j’ai lu The DUFF, de Kody Keplinger, un roman young adult somme toute assez oubliable, mais malgré tout un peu mignon ; hier soir, j’en ai vu l’adaptation ciné, comédie teen plutôt bien reçue par la critique US donc, selon toute logique, sortie en direct-to-DVR sur nos écrans de télé et d’ordi. Merci Netflix.

Le postulat et le nom des héros sont les mêmes, mais c’est à peu près tout. Dans les deux cas, une adolescente en dernière année de lycée, Bianca Piper, apprend d’un mec à succès de son lycée, Wesley Rush, qu’elle est la « copine moche »  de ses deux BFF turbo-baisables, le prend mal et se lance dans une relation d’amour-haine avec lui. Copine moche, en anglais, c’est DUFF, “designated ugly fat friend”, et si le terme a une vie réelle, j’aurais pas aimé être Hilary Duff (enfin surtout sa sœur) plus jeune Soyons honnêtes, copine moche, on l’a toutes été (même Kylie Jenner, apparemment), on l’a toutes mal pris, alors forcément l’envie de lire le livre/voir le film est assez immédiate.

-Malibu, CA - 01/12/2015 - Kylie Jenner is somebody`s DUFF, the Keeping up with the Kardashian star was spotted going movie geek in LA.  When we looked online for what the shirt is, I Am Somebody`s Duff, it is from fellow teen star Bella Thorne`s new movie THE DUFF which comes out February 20th.  -PICTURED: Kylie Jenner -PHOTO by: Michael Simon/startraksphoto.com -JO_244479 Editorial - Rights Managed Image - Please contact www.startraksphoto.com for licensing fee Startraks Photo New York, NY For licensing please call 212-414-9464 or email sales@startraksphoto.com Startraks Photo reserves the right to pursue unauthorized users of this image. If you violate our intellectual property you may be liable for actual damages, loss of income, and profits you derive from the use of this image, and where appropriate, the cost of collection and/or statutory damages.

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La nature de la relation et les tenants de son attitude sont radicalement opposés d’un support à l’autre, je vous présente donc le match suivant :

la littérature young adult vs. le teen movie générique

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The DUFF, roman de Kody Keplinger, 2010

DUFF

L’intérêt de la version bouquin réside principalement dans le regard porté par l’auteure sur le lycée et l’adolescence : Kody Keplinger avait 17 ans au moment de la publication du machin, c’était son premier roman, et on peut aisément comprendre que sa rédaction a suivi de près sa propre « senior year » de lycée. Du reste, l’acronyme mis à part, sa vision du lycée est assez éloignée de l’édifice sclérosé bâti par les teen-movies depuis Breakfast Club. Cet éloignement se traduit assez rapidement par :

1/ l’absence d’antagoniste autre que les complexes de l’héroïne elle-même et son bagage familial un peu “wrong side of the tracks” ; et l’absence de cliques trop marquées d’une manière générale. L’héroïne est présentée comme une cynique peu sure d’elle qui traîne avec ses meufs depuis pratiquement la maternelle, quand bien même celles-ci ont gagné en assurance et en popularité alors qu’elle s’est enfoncée dans la détresse intérieure ; et hormis des cheerleaders rapidement évoquées comme un peu pestes, il n’y a pas de queen bee, juste une nana qui a une réputation de salope facile, ce qui me conduit au deuxième point ;

2/ une sexualité active et assumée de la jeunesse qu’elle présente, via un certain nombre de développements cheesy-Harlequin qu’on ne tolère que parce qu’on se rappelle que c’est écrit par une môme de 17 ans. Qu’ils soient des gentils nerds ou des figures extraverties, ses personnages couchent sans trop se poser de question, ont perdu leur virginité depuis quelque temps, prennent la pilule et sont conscients de l’existence de MST à éviter, pas mal pour une jeunesse élevée au bon grain du Kentucky. Le tout sans jugement moral outre-mesure – du moins c’est le message principal du bouquin. Plus précisément, le roman est centré sur la peur qu’a l’héroïne du jugement des autres, qu’ils soient sur sa sexualité, sa famille ou son apparence. Bianca, en position de faiblesse et de jalousie, qualifiera assez facilement ses rivales de pute, de salope, de traînée, de nid à MST, avant de comprendre que la qualification de salope, comme celle de DUFF, n’est liée qu’à une insécurité venue d’elle-même et que tout jugement sexuel, qu’il soit sur le comportement ou sur l’apparence, est inapproprié. Encore une fois, la conclusion a quelque chose de lénifiant, mais on est content de la voir formulée par une môme de 17 ans qui parle aux personnes de son âge.

Le roman est donc porté par les insécurités profondes de l’héroïne, son sentiment d’abandon et d’invisibilité et un besoin d’oubli par le sexe et un premier amour. Un certain nombre de clichés sur le lycée sont bottés en touche, d’autres sont au contraire totalement assumés :

– récit à la première personne de l’héroïne

– manipulation de l’écrit – lettres d’amour, petits mots dans la salle de classe, on lit un roman, c’est parce qu’on aime l’écrit, que diable !

– jeu de références à la littérature “respectable” (du moins respectée) : ici, Bianca se prend pour Cathy Earnshaw et Wesley est son Heathcliff (avec une référence à peine voilée à la chanson de Kate Bush au passage)

– famille dysfonctionnelle, pour justifier un mal-être adolescent que le lycée ne suffirait pas à expliquer (contrairement aux teen movies d’ailleurs)

– amants maudits and all the jazz.

On se vautre bien dans la young adult romantique, c’est franchement cucul mais aussi assez mignon et sans doute beaucoup plus proche d’une vision de l’adolescence par icelle qu’un bon 95% des fictions teen produites en batterie depuis pas mal d’années, à commencer par l’adapt cinématographique.

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The DUFF, film de Ari Sandel, 2015

Le film cherche beaucoup plus à dialoguer avec le genre, dans une dynamique méta dont on ne se dépêtre plus trop depuis quelques années. Film de genre oblige, comédie oblige, le recours à la formule consacrée implique :

  • les cliques et la queen bee connasse (jouée par Bella Thorne, une transfuge des séries Disney) : le label « DUFF/copine moche » vient moins à cristalliser sa relation avec un mec au départ au départ un peu goujat qu’un stigma inhérent à la micro-société de son lycée et véhiculé par une sous-Regina George totalement absente de l’économie du livre, mais devenue nécessaire à tout film pour adolescents depuis Pretty in Pink (la référence un peu évidente ici) ;
  • le makeover : la relation entre Bianca et Wesley est moins médiée par une sexualité brutale et débridée que par la sacro-sainte relation de pygmalion qui émaille un certain nombre de fictions lycéennes (Grease dans les années 70, Can’t Buy Me Love dans les années 80 avec Patrick Dempsey, She’s All That dans les années 90, etc.) ; ça se traduit par une scène centre commercial oh so cliché mais censée faire passer l’héroïne de l’être étant salopette dégueulasse à la fuck-me dress tout en faisant naître le sentiment amoureux entre deux voisins ex-amis d’enfance (une dynamique très différente du roman, où Wesley est au contraire un personnage plutôt mystérieux, boy-toy écorché d’un niveau de richesse largement supérieur à celui de l’héroïne, ce qui renforce le complexe d’infériorité de Bianca)
  • les réseaux sociaux, nouveau trope nécessaire des comédies adolescentes d’après l’an 2000, objet de 2-3 gags qu’on aurait plus vus dans une série télé type Awkward., mais bon. Par ailleurs, Ken Jeong, STAHP already, depuis la saison 1 de Community, je l’ai plus jamais trouvé drôle.
  • le bal final, homecoming ici, que Keplinger avait pourtant pris soin de laisser de côté, mais qui donne l’occasion de revivre une des meilleures scènes jamais de tous les teen-movies, à savoir la prom-night de Pretty in Pink, assez largement référencée (on est à un Jon Cryer du plagiat).

On retombe, via cette formule, sur nos pas de rom-com un peu prévisible, légèrement méta, dépouillée des aspects tire-larmes du bouquin (exit le père alcoolique, cue la mère excentrico-rigolote) mais qui bénéficie d’un casting assez attachant (Mae Whitman et Robbie Amell, le cousin-d’Arrow-qui-joue-Firestorm-maintenant). Au passage, s’ils ont l’apparence de seniors de lycée, je comprends mieux pourquoi mes élèves me donnaient l’âge d’une pionne cette année.

Hein ? quoi ?

Hein ? quoi ?

Notons que le sous-titrage s’est galéré à trouver un équivalent à DUFF alors que le terme « copine moche » existe de toute éternité et n’a jamais fonctionné par acronyme, mais ce sont les mystères de la traduction, mon petit…

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Bref, ce que je retiens de tout cela, c’est que d’un support à l’autre, les formules ne se ressemblent pas : alors que le roman est plus évidemment axé sur une dynamique dramatique, le film a cherché au contraire à construire un rythme bien plus léger et aseptisé qui ne pouvait pas (?) suivre les ébats sexuels des deux héros. La conclusion est la même (*le jujmen saymal lol retrouv moi sur kik pour en parlé*), le moyen d’y arriver opposé. On pourrait trouver quantité d’explications à cela, allant de la peur d’une restriction autre que PG, au besoin de créer un rythme cinégénique ou à l’insertion dans un genre. Il y a aussi une esthétique de la réception en jeu : un roman cheesy et un peu mélo ne peut se lire que tout seul, si on va voir un teen-flick, le format banc de morues s’impose déjà plus, et c’est une sociabilité faite de légèreté. D’un coup, ça m’a donné envie de considérer la version livre comme un genre de “spectacle dans un fauteuil”, pour reprendre les termes de Musset, et ce roman un peu naze que j’ai lu un 10 janvier pour me détendre m’a d’un coup semblé très cool.

Ca fait longtemps que je n’avais pas écrit ici, mes excuses pour la longueur, à vous les studios.